La première rafale de vent digne de ce nom a donné le ton des heures qui allaient suivre. Devant la bergerie, les herbes aux longues hampes ondulaient par séquences et maintenant les ramures ligneuses leur emboîtent le pas. Tout d’abord ce sont les tiges souples de frênes et d’aulnes qui prennent des angles inédits, des bouquets entiers de perches inclinées, sans répit, qui donnent l’impression de garder la tête penchée. Puis le souffle forcit encore et le gros chêne vert commence à agiter ses poutres. Il semblait impossible que d’aussi denses piliers puissent fléchir, ils frémissent pourtant et s’animent tels des golems. Les branches épaisses comme des troncs paraissent maintenant toutes courbées dans le même sens. Les feuilles s’arrachent par brassées entières et tournoient autour d’elle, l’obligent à plisser les yeux, avant d’être violemment chassées au loin. Qui sait jusqu’où la furie du vent pourra les élever et les porter avant qu’elles ne touchent enfin le sol ? À quelle distance prodigieuse de l’arbre qui en a été dépouillé ? Elle en imagine certaines finir leur course en haute montagne ou bien en mer. Elle se dit qu’il en parviendra peut-être au-delà, atteignant un rivage où aucune feuille semblable n’existe, et qu’un jour quelqu’un là-bas se demandera comment celle-ci s’est retrouvée là et de quel arbre obscur elle a bien pu tomber. Ou bien elle montera tellement haut qu’elle n’en redescendra plus, elle rejoindra des trombes éternelles larges comme des vortex, des colonnes si amples qu’elles gardent en elles tout ce qu’elles ont aspiré pour créer dans les limbes une nébuleuse de particules volées à la terre. Cette idée la saisit : qu’il puisse exister quelque part hors de la vue et des consciences un continent de plumes, fait de choses si légères qu’elles échappent à la gravité et à notre entendement. […]