Nouvelle inédite

La balade du paradis perdu

Par François-Xavier Dianoux-Stefani
Illustrations Marie-Caroline Andreani

Forteleò roulait vers la plaine du monde. Il faisait chaud et étrange et le chien d’Imperia avait disparu, et il avait dû écourter son apéritif avec les vieux du village pour partir à sa recherche, luttant encore avec les restes de cacahuètes qui tapissaient ses molaires, et il venait de finir un livre qui disait que toutes les histoires sont des histoires d’amour. La route luisante grise de ciel creusée dans la roche serpentait en surplomb d’une rivière. Il ne croisa personne. Monde irréel, en suspens. Les feuilles des arbres brillaient, une partie en raison du crachin. Au détour des lacets, par intermittence, on apercevait le flot d’un torrent clair et vif. Il pensait à la fin de l’été, à l’orage de montagne qui arrivait depuis l’Italie, aux fesses d’Imperia et au fait que le vieux qu’il venait de quitter mourait.

Il appréciait ce vieux sans bien le connaître. Et c’était réciproque. Et sa future mort était une chose qu’ils partageaient tacitement tous les deux. Il le lisait dans les yeux du bonhomme, au timbre de ses sourires, à la transparence de sa peau, à la vibration de ses mots. À la façon qu’il avait de tapoter plus fréquemment son épaule ou le dos de sa main. Le geste discret, pudique, volé, quand il s’agissait de témoigner un peu d’affection. Le vieux n’était pas son père, le vieux n’était pas de sa famille. Le vieux était juste un vieux et il disait souvent cette phrase à laquelle Forteleò réfléchissait : « Tu sais quand un vieux meurt chez nous il meurt doublement. L’histoire de notre peuple fait qu’on ne peut plus se permettre de perdre trop de monde ». Il faut dire qu’il aimait parler. Une vraie machine à anecdotes. Un portail vers un univers dans lequel on plongeait, de souvenirs embellis par les mécaniques de polissage du temps, de parties de cartes illégales, les soirées d’hiver dans les arrière-salles des bars fermés, de relais-garages, de macagne mythiques, de pères héroïques et de mères protectrices, de bagarres comiques et de braconnages, le temps simple des pannes que l’on peut réparer, des moteurs que l’on comprend, des lézards que l’on promène au bout de sa tige de graminée, des chiens fidèles. Lui écoutait religieusement. Se régalant de ces récits d’un temps qui semblait si simple. Une génération qui excellait dans l’art de conter, convoquant le passé en un ton et une gestuelle innée. […]

Nouvelle inédite - Quì magazine vol 10
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